Numéro 1

Comment penser critique après QAnon ?

À propos de Q comme Complot, de Wu Ming 1

Ce livre-enquête, qui se lit comme un roman d’aventure, nous fait remonter la généalogie du mouvement QAnon en le reliant aux autres mouvements réactionnaires, médiatiques, pop, sous-culturels et mystiques qui agissent dans notre ère agitée, pré-autoritaire et paranoïaque. Wu Ming 1 nous propose de prendre avec sérieux et sans condescendance les récits complotistes afin de mieux les comprendre, dans un contexte où de nombreux vrais complots d’extrême droite, attentats, coups d’états ont été démantelés en Europe ces dernières années [1] .

Troublé par un déficit démocratique global du même ordre que celui décrit par Habermas lorsqu’il parle de l’Union européenne, l’humanité occidentale est traversée par une remise en question profonde de ses fondements modernes. La confiance en son contrat social, en la représentation électorale, en la citoyenneté… tout cela vacille, à l’aune d’une crise climatique et environnementale sans précédent dans cette partie du monde. Technophile et accélérationniste, sans que de véritables alternatives collectives autres que réactionnaires se dessinent vraiment, l’Occident panique dans sa forteresse de papier.

Face à cette faillite accélérée par le capitalisme débridé qui s’est déployé depuis les années quatre-vingt (Reagan, Thatcher, l’Union monétaire européenne…) puis par l’essor du capitalisme digital, des soubresauts d’alternatives pointent, souvent temporaires et localisés, de nouveaux mouvements apparaissent pour le meilleur et surtout pour le pire. Le pire étant pour Wu ming 1 (et pour nous) la montée et le ripolinage populiste de l’extrême-droite.

Les mouvements réactionnaires remuent un passé idyllique qui n’a jamais existé, flouent et floutent les esprits. L’épidémie de COVID-19 a enfoncé le clou, rassemblant des groupes opposés, peu enclins, et on les comprend, à faire confiance à l’industrie pharmaceutique. Contestant les errements autoritaires des États, mais délaissant toute forme de rationalité ou d’intérêt collectif, ils revendiquent toujours plus de subjectivité et d’individualisme.

Wu Ming 1 va rassembler des fils épars, du Pizzagate au grand remplacement en partant d’un constat. Le héros de QAnon, Q ressemble étrangement à un personnage de roman, et même au personnage du roman L’Œil de Carafa, de Luther Blissett, un écrivain collectif dont est issu Wu Ming (voir Wu Ming, un auteur collectif issu du vivier mediactiviste italien ). Le Q de Blissett devenant le pseudo d’un (probable) collectif informel qui finit par devenir un mouvement réactionnaire suffisamment puissant pour envahir le Capitole, c’est la puissance du récit agissant. Le moment cauchemardesque où la spéculation historique se transforme en réalité dystopique. Comment un personnage représentant pour ses auteurs un exorcisme du capitalisme triomphant peut se transformer en nébuleuse réactionnaire et rétrograde ? C’est à partir de cette hypothèse perturbante que Wu Ming 1 va enquêter.

Don’t hate the media, become the media

Les manifestations de 1999 à Seattle ont donné corps à ce qui deviendra le mouvement altermondialiste. Des facettes médiatiques comme Indymedia, des outils technologiques et des pratiques alternatives de communication naissent à ce moment, qui est aussi celui de la première massification d’Internet. À l’époque, l’information est centralisée dans les mains de grands groupes médiatiques et passe surtout par la télévision. C’est la troisième ère des médias alternatifs, celle de l’open publishing, de la publication collaborative et du web indépendant, après l’épopée des journaux puis radios libres, et enfin celle des télévisions locales et communautaires.

Parallèlement à cette agitation, des artistes continuent à investir les médias pour déployer leur [artivisme]. Dans la lignée du Critical Art Ensemble ou des Surveillance Camera Players, les Yes Men ou le Luther Blissett Project sont les activistes artistiques de l’époque. Ils pratiquent le canular stratégique, font des détournements, toujours pour dénoncer l’incurie médiatique ou culturelle, la satanic panic version italienne ou le capitalisme cynique. On est avant le 11 septembre 2001, un autre monde semble encore possible, on se mobilise massivement contre l’OMC, contre le G7, ou à l’occasion des forums sociaux mondiaux.

Mais, en 2023, les renversements stratégiques et canulars n’ont plus la cote, car ils tapent à côté : les faux deviennent des vrais comme le film parodique, Opération Lune de William Karel (2002) sur le prétendu tournage en studio d’éléments du programme Apollo qui est célébré comme une preuve par des tenantes des récits conspirationnistes platistes ou refusant de croire à la réalité des voyages spatiaux.

Quand la réalité dépasse ses parodies

Une campagne absurde des Yes Men comme Skip Showers for Beef datée de 2015, même avec le renfort du très végane Moby, rate le coche. La Californie fait face à des pénuries d’eau massives, dues à la fois au réchauffement climatique et à son climat désertique mais aussi parce que c’est le quatrième état producteur et consommateur de bœuf aux États-Unis. La campagne parodique invite donc les californiens à prendre moins de douches afin d’économiser de l’eau tout en continuant à manger et produire du bœuf. Tout pour maintenir l’american way of life ! La campagne joue sur l’ironie, avec les Yes men grimés en personnes malpropres, mais elle pourrait être vraie, elle est drôle et elle ne sert à rien, parce que le canular informationnel ne se distingue plus du reste, car la différence entre des articles de The Onion ou du Gorafi et de vraies informations devient de plus en plus ténue.

Celleux qui se souviennent des Yes men, des médias tactiques et du « laughtivism » des années 2000, période d’explosion de l’internet grand public et du médiactivisme, peuvent au regard de la situation actuelle se demander quelle fut l’efficacité politique de ces stratégies de contre-information. Ces actions furent informatives, firent avancer une forme de vérité, mais furent-elles efficaces ou pédagogiques  ? Dow Chemical, L’OMC ou Halliburton et les autres institutions privées ou publiques visées par les Yes Men se sont vues dépassées dans le cynisme de leur parodie par les mensonges de l’administration Trump. C’est aussi le constat de l’impasse dans laquelle sont ces pratiques de détournements et canulars, que partage Wu Ming 1 en revenant sur l’expérience Luther Blissett.

De la contre-information à la post-vérité

Mentir ouvertement, énoncer la froide réalité du capitalisme de destruction ou se moquer des pauvres tout en récoltant leurs suffrages, c’est la réalité électorale d’aujourd’hui. Mais cette situation est-elle indépassable ? La post-vérité rejoint-elle TINA (There Is No Alternative), nous écrase-t-elle tellement qu’on ne peut que rester sidérés les bras ballants face aux mensonges ?

On le sait, le fact checking ne sert à rien, car la preuve n’est pas le ferment de la vérité dans un monde où la science elle-même a fait preuve de ses biais, de ses excès et de ses liens avec les industries qu’elles soient pharmaceutiques ou militaires. Difficulté : montrer que les savoirs sont le fruit d’une construction sociale, ne veut pas dire qu’ils ne sont pas vrais. Et comme la méthode scientifique popperienne inclus sa réfutabilité, on voit bien comment le trouble semé dans certains esprits inquiets se transforme en cette phrase de l’haschaschîn Hassan ibn al-Sabbah : rien n’est vrai, tout est permis.

QAnon ressemble à un immense roman collectif perpétuellement augmenté qui serait fascinant si ce jeu de masse n’avait déjà montré qu’il était pris au pied de la lettre Q. La grandiloquence des théories fumeuses de QAnon en sont malheureusement la force : le récit sert les puissants, renforce des milliardaires qui comme Steve Bannon (Breitbart, The Movement, Campagne présidentielle de Trump) n’ont même plus besoin d’avancer masqués.

Qui aujourd’hui se souvient des ramifications et de l’impact délétère des manœuvres électorales de Cambridge Analytica, dirigée un temps par… Steve Bannon ? Est-on revenu sur le Brexit ? Sur l’élection de Trump ? Qu’est-ce qu’ont changé les leaks qui n’arrêtent pas de se succéder ? Les Lux Leaks ? Les Offshore leaks ? Les Football leaks ? Qui s’en souvient ? Et le dernier en date, ces Wagner leaks qui permettent de mettre à jour le plus grand réseau militaire et mafieux du monde ? Qu’est-ce que ces informations vont changer ? Nous vivons dans la post-vérité, une ère où les émotions-opinions sont plus vraies que la réalité. Quand l’argent-roi floute la séparation entre criminalité, politique et « business as usual », chaque révélation argumentée tombe et s’évapore comme une goutte d’eau dans le désert. Les Pays-Bas et la Belgique sont en passe de devenir des narco-états. Ok. Des députés européens s’échangent des valises de billets. Ok, next ?

Dans un monde de défiance, alors que se creuse le grand écart entre le discours des institutions de la Modernité démocratique et ses actions, la mécanique complotiste a ceci de certain nous dit Wu Ming 1 : pendant qu’on débat des chemtrails et autres buveurs d’adenochromes en ingurgitant de la spiruline, les vraies pollutions altèrent nos sols en toute impunité et dans le secret des maisons, ou par écran interposé, des enfants continuent à être exploités et maltraités par des adultes, dans un silence fracassant. Rappelez-vous que pendant que tout un chacun se transformait en spécialiste du bâtiment et des explosifs et discutait des attentats du 11 septembre, l’administration Bush mentait tranquillement et se lançait dans la guerre à la terreur…

Du rôle des géants de l’Internet

Les grandes plateformes comme YouTube, Facebook, Spotify, Twitter et même Youporn se sont nourries au complotisme en favorisant l’émergence et la prospérité financière de figures réactionnaires aux USA comme en Europe. La trajectoire d’un personnage influent dans la sphère QAnon comme Alex Jones d’Inforwars est exemplaire de la chambre d’écho créée par les grands groupes de l’Internet actuel. Une affaire le concernant a bien montré leur veulerie mais aussi leur puissance.

Après la tuerie de l’école primaire de Sandy Hooks, Jones (à la tête d’un empire médiatique entièrement basé sur internet, site web, podcasts vidéo et audio et.) se lança dans une campagne de fake news présenté comme de la réinformation : encore un massacre mis en scène en studio, avec des parents-acteurs et de faux décès d’enfants. Pourquoi, selon Jones une telle mise en scène ? À des fins de lutte contre le droit à porter des armes.

Jones s’en prit particulièrement à M. Pozner et Mme de la Rosa qui obtinrent par la voie judiciaire de faire retirer des vidéos mensongères à leur propos. Furieux, Jones publia leurs informations personnelles et ils subirent un harcèlement à grande échelle de la part des affidés d’Infowars, incluant menaces de mort et attaques physiques les forçant à déménager plusieurs fois jusqu’à rejoindre un quartier privé haute sécurité. Pozner et la Rosa portèrent méthodiquement plainte contre Jones, écrivirent une lettre ouverte à Mark Zuckerberg dans le Guardian) provoquant une fuite en avant des grandes plateformes. En quelques jours YouTube, Facebook, Spotify, Twitter et même Youporn coupent le robinet à cash d’Alex Jones les unes après les autres. C’est la panique chez le milliardaire de la post-vérité qui, perdant procès après procès, finit par déclarer la faillite de la société derrière Infowars malgré les millions de dollars récoltés auprès de ses fans pour faire face aux frais de procédure et amendes.

Les plateformes de l’Internet ont été plus que des simples courroies de transmission. Elles ont fait de l’argent avec les théories du complot. Une enquête de The Intercept l’a montré : Facebook permettait dans son menu de sélection de pubs ciblées de choisir de payer pour toucher les gens intéressés par la « théorie du complot sur le génocide des blancs » bien après leurs déclarations de contrition concernant Alex Jones et son bannissement.

Des termes précis pour mieux penser

Wu Ming 1 continue à démêler les entrelacements de la pelote complotiste actuelle tout en posant termes et définitions : il y a des vrais complots politiques (par exemple le Watergate), qu’il appelle les hypothèses de complot qui sont spécifiques, situés, orientés dans un but précis, à durée limitée. Et il y a des fantasmes de complot qui sont dispersés, anhistoriques, qui ont des objectifs flous, généraux, sont illimités dans le temps et dirigés par des groupes marionnettistes, occultes, omnipotents, difficilement identifiables et super efficaces vu la complexité de leur conspiration. Ces derniers se déclinent, à la suite de la taxonomie du chercheur Michael Barkun en trois catégories : les complots-évènements qui concernent un évènement singulier (comme l’assassinat de Kennedy, la mort d’Elvis ou le remplacement de Paul McCartney par un clone), les complots systémiques visant à mettre la main mise, dominer ou pervertir tout ou partie du monde (du genre complot LGBT), et les supercomplots (façon hommes-lézards ou Illuminatis).

QAnon est une multitude issue du net, spirituelle et toxique, l’envers de la promesse de l’Internet libre rêvé par les pionniers du web indépendant dans les années 2000. C’est le symbole, le symptôme et la conséquence d’une promesse non tenue, de rêves rétamés en dix ans par l’essor du web 2.0. et des réseaux dits sociaux.

Wu Ming 1 va continuer à tirer différents écheveaux et faire in fine le portrait d’une époque. Mais, en bon activiste qu’il est, il va aussi tenter de proposer des pistes de résistance, de pensée mais aussi d’action, sur son terrain littéraire et politique.

Que faire ?

L’auteur italien nous invite à tout d’abord accepter que les conspirationnistes ne sont pas les Autres, mais nous-mêmes. Il nous enjoint à sortir de cette attitude arrogante et classiste qui nous perd dans cette dialectique malade qui oppose les conspis qui seraient anti-système et les anti-conspirationnistes qui défendraient le statu quo social.

Si les conspirationnistes existent, c’est que le monde est pénible et insatisfaisant, et qu’ils aspirent à le changer, même si au final, leurs théories et actions servent à le maintenir. Les motifs conspirationnistes apparaissent et ressurgissent dans des périodes de bouleversement profond, pensons à la fin de l’Ancien Régime par exemple. Pour Wu Ming 1 on ne peut comprendre l’essor de QAnon que parce qu’il répond, pour des personnes isolées devant leur écran en période pandémique à la question : pourquoi j’ai une vie de merde comme ça ?

Alors que faire pour se donner du courage, continuer à penser critique, dans cette époque merdeuse surchargée en information. Comment éviter les narrations de diversion, ces critiques au style paranoïaque qui ne visent pas les bonnes cibles et qui s’en prennent à des boucs émissaires, migrantes, juifves ou autres mais qui séduisent, parce qu’elles proposent un récit différent, divertissant, fascinant. Que faire quand l’argument antifasciste seul ne tient plus ?

Pour Wu Ming 1, il faut fournir des réponses différentes, radicales et pratiques quand les gens se posent des questions sur la mauvaise marche du monde. Il faut des réponses collectives, proposer des visions (ré)enchantées du monde, lutter sans relâche contre TINA (même s’il ne le dit pas comme ça). Apporter des narrations qui apportent de l’émerveillement sans lâcher la pensée critique, sans lâcher l’utopie. Et se battre toujours contre l’ambiguïté et la proximité avec les fascistes. Détricoter l’amplificateur donné à l’extrême droite par les médias, les forums et le capitalisme de plateforme et lutter contre les biais de cognition décuplés par les réseaux sociaux et les algorithmes.

Pour lui, la littérature, les histoires ont un grand rôle à jouer, dans ce projet, celui de ramener les narrations de diversion à leur noyau de vérité.