Numéro 1

Entrepreneurs de la Silicon Valley, la nouvelle aristocratie

Dans « La fabrique du consommateur. Une histoire de la société marchande » Anthony Galluzzo nous a raconté l’histoire culturelle, sociale et économique des transformations qui ont amené les populations européennes puis mondiales à passer de communautés paysannes autarciques et auto-suffisantes à celles de la masse de consommateurs de la société marchande actuelle.

Dans Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley il s’emploie à défaire le mythe du génie créateur qui sous-tend l’imaginaire associé aux entreprises technologiques américaines, de Steve Jobs, Elisabeth Holmes (l’arnaqueuse de Theranos, ce projet de biotechnologie mystique qui est raconté dans la série et podcast The dropout) à Elon Musk. Steve Jobs, à sa mort a laissé orphelin toutes celleux qui le regardaient comme un des messies du progrès technologique et une incarnation du capitalisme triomphant : « un être auto-institué, l’auteur et le moteur de sa propre réussite. »

Pourtant, comme nous le démontre Anthony Galluzo tout au long de son ouvrage, ces personnages ne doivent pas tant à leurs qualités individuelles toujours célébrées et leur audace quasi héroïque, qu’à un milieu, une intelligence collective, un réseau de bidouilleurs qui chacun apporte une pierre à l’édifice de l’industrie informatique. Car il s’agit bien de nourrir un mythe, en portant sur un piédestal certains personnages et en effaçant toute traces d’autres. Parmi les fantômes de ces récits on retrouve pêle-mêle : les réseaux familiaux et de classe sociale, ceux des industries antécédentes, les financiers qui permettent l’expansion de ces start-ups. L’entrepreneur à l’américaine est un mythe qui se nourrit aussi bien de l’idéologie des pères fondateurs et de leur force de caractère, que de leur panthéonisation de Ford à McDonald.

Galluzo nous invite à changer de perspective afin de mettre en évidence ce que ce récit masque : «  la perpétuation du capital » et l’écosystème qui permet aux riches de continuer à s’enrichir, la division du travail. Car ces entreprises, et les personnes qui les incarnent et représentent, sont toutes le fruit de rachats complexes, d’embauche de concurrents, de fournisseurs spécialisés (voir notre article La prolifération des ARM), et de centres de recherches, publics ou privés. On est loin du phare visionnaire qui impose ses créations et nous les rends indispensables, car sa lumière nous montre en quoi elles sont fantastiques. Car il n’y a pas de « point de rupture objectif, (de) saut qualitatif définitif, dans une chaîne d’innovations. » mais une succession incrémentale de dispositifs technique, de contrats, de financement, de circulation au sein d’un maillage d’entreprises d’inventions qui donnent jour à d’indispensables nouveaux objets de l’ordinateur personnel à l’Ipad.

Mais alors que reste-t-il à notre fabuleux entrepreneur Steve Jobs, puisque c’est depuis sa figure que Galluzo démonte le mythe entrepreneurial ? Une face sombre, qui n’écorne en rien son mythe voir le transforme. De Howard Hugues à Elon Musk, la folie, la cruauté sont également célébrés, car elles humanisent ces êtres exceptionnels. Pour être génial, il faut aussi être un peu fou, c’est à ce prix que leurs œuvres visionnaires peuvent inonder le monde et éblouir nos faibles esprits. Tellement violents, mais tellement inspirants.

Dans un vivier de main d’œuvre comme celui de la Silicon Valley, ce sont de véritables « menottes dorées » qui sont passées aux poignets des ingénieurs qui font véritablement fonctionner cette industrie. Pour retenir leurs employés, derrière le discours du leader inspirant, ces entreprises déploient des outils simplement managériaux : « séduction et intéressement », car hauts salaires, avantages et stock-options sont les véritables moteurs de motivation que le discours mythologique contribue à faire disparaître.

Un autre acteur est invisibilisé et largement dénigré dans cette fable entrepreneuriale : l’État. En effet, citant Mariana Mazzucato, l’auteurice de « L’État entrepreneur » Anthony Galluzzo nous rappelle que « L’action de l’État est la condition sine qua non des révolutions technologiques et des industries nouvelles. En effet, Mazzucato explique « que la carrière tant louée de Steve Jobs a été bâtie sur l’exploitation de technologies mises au point à la suite de décennies d’investissements publics. Le tactile, la molette cliquable, la détection capacitive utilisée pour le fonctionnement des pavés tactiles, l’écran multi-touch sont autant de technologies intégrées dans les produits Apple qui ont été mises au point via des investissements étatiques, souvent militaires. » Présentée comme sortie de nulle part, la Silicon Valley est pourtant le fruit d’investissement étatiques massifs sur des dizaines d’années et d’une politique économique volontariste et bien comprise : armement et conquête spatiale dans le cadre de la guerre froide lui serviront de fondation.

C’est donc à un démontage en profondeur de l’aristocratie entrepreneuriale qu’Anthony Galluzzo. Indispensable lecture.

Pour aller plus loin

Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Anthony Galluzzo, Zones, 2023, 232 p., 20,50 €.

Disponible en Lyber à cette adresse : https://www.editions-zones.fr/lyber...