Curseurs : Pour commencer, peux-tu contextualiser l’arrivée du smartphone dans la vie d’Iris (sa fille) ?
Safya : Quand j’y repense, ça faisait des années que cette histoire de smartphone flottait dans l’air. Quand Iris a eu 8 ans, sa grand-mère a voulu lui offrir un iPhone. Bon là, à deux, on était raccord, on a dit « non » d’une seule voix : « on te dira quand on est prêt, et ce ne sera pas un iPhone. »
Mais depuis qu’Iris était en 6e primaire, donc depuis ses 11 ans, j’ai senti que ça avait commencé à travailler son père. C’était le fait que les secondaires se rapprochaient, et qu’Iris allait alors rentrer seule de l’école jusqu’à la maison.
C : Oui enfin seule, seule… Moi, quand je rentrais à la maison après l’école, c’était la fête avec mes copines… Elle a pas mal d’amies qui vivent dans votre quartier, Iris, ou je me trompe ?
S : Oui, elle a plein de copines, elle connait hyper bien le quartier. Son père m’a dit : « lâcher ma fille “dans la nature” [rire] sans téléphone, c’est pas une option, ça me fait trop peur. » Pour lui, il était impératif qu’on puisse la joindre, savoir où elle est, contrôler l’endroit où elle se trouve, au cas où elle se mettait à nous mentir, et qu’elle ait un smartphone au cas où elle se perdrait.
Là je me disais, hum OK, drôle de motivation… J’étais plutôt dans une position du type : pour l’instant, elle ne demande pas et quand elle en exprimera le besoin, on en parlera. Et il me semblait qu’un téléphone à touches suffisait, pour appeler en cas de problème et échanger des SMS avec ses potes.
Et puis arrive le jour, à la fin des vacances d’été 2022… On rentre, on est super-détendues, on a pris plein de mer et de soleil avec la famille. Le papa vient nous chercher à la gare, nous ramène, pose les affaires dans l’appartement et me dit :
— Ah, au fait, Iris a un numéro de téléphone et un smartphone, un iPhone.
— Heu, Pardon ? C’est quoi ce bordel ? On n’en a pas parlé.
Il rétorque que pour lui, c’était trop important, qu’il n’y avait pas moyen d’en parler avec moi, et que donc « c’est fait, c’est fait ».
C : Et ta fille, comment a-t-elle réagi ?
S : Bon, ben… c’était compliqué. Elle entend la dispute, puis je vais lui parler et je lui dis : « je suis désolée que tu aies eu à subir ça, mais il se trouve que ton père t’a acheté un smartphone et un abonnement téléphonique sans qu’on en parle avant… » Et là je vois ma fille un peu mal prise : elle est hyper contente mais elle ne peut pas le montrer parce qu’elle voit que ça m’énerve. Comme elle est gentille, elle retient son sourire en coin. Et je lui dis qu’on va un peu attendre avant de le lui donner, qu’on puisse en discuter concrètement ensemble.
Bref, ce qui s’est passé ensuite, c’est que le père n’a pas vraiment attendu. Il a argué que je stressais pour rien, qu’il avait mis en place tout un tas de trucs de sécurité, etc.
C : On va y revenir, mais au fond pourquoi es-tu contre ?
S : D’une part, pour des questions de principe. On n’en a pas parlé ensemble, ni à deux ni à trois, on n’a pas attendu qu’Iris exprime un besoin ou une envie. Moi, j’étais prête à avoir cette conversation avec ma fille, qu’elle me dise : « mais allez maman, tout le monde en a ! » Mais en primaire, la question n’était pas du tout pressante, peu d’enfants avaient un smartphone dans son école. Le fait que tous les enfants aient un smartphone et que, pour être dans le coup, il t’en faut un, c’est un besoin recevable, mais c’est important qu’elle l’exprime.
D’autre part, j’avais un problème avec ses motivations à lui, et un problème avec le fait que c’était un iPhone. Ça faisait beaucoup de problèmes…
C : En quoi était-ce un problème pour toi, que ce soit un iPhone ?
S : Mon problème avec les iPhones, c’est qu’une fois que t’es dans Apple, t’es cadenassé dedans, il y a plein d’incompatibilités. Ça me fait chier par principe. Et puis, c’est super cher et je n’avais pas envie que ma fille fasse l’objet d’un vol, ou qu’elle le perde et se sente super mal d’avoir perdu un objet de cette valeur. Parce qu’elle n’avait pas demandé une telle responsabilité. Bon, finalement, ce n’est pas un iPhone, c’est un Samsung mais avec un contrôle parental Google. Enfin, c’est juste Google à mort. Et ça, je n’arriverai pas à le négocier, parce que le contrôle parental du père, il passe par Google.
C : On dirait que Google, c’est Dieu. Tu vois, au Moyen Âge, c’était l’autorité de Dieu qui s’exprimait à travers l’autorité du père dans le foyer. Maintenant, c’est Google.
S : Oui c’est pas mal ton image avec Dieu. Disons qu’il impose tout et moi, je peux juste négocier quelques règles d’usage. Je lui ai installé Signal pour converser avec moi. Avec mon coloc’, on est les deux seules personnes à parler avec elle sur Signal.
C : Mais donc, son père a peur qu’elle rentre de l’école toute seule ? Tu n’as pas peur toi ?
S : On ne va pas se mentir, un enfant dans une grande ville, ça peut être impressionnant en tant que parent. Moi j’ai besoin qu’elle se sente à l’aise dans la ville, qu’elle ait des repères, des lieux connus, des réflexes. Et lui ne voit que des dangers dont il faut la protéger. Moi, je suis hyper fière que ma fille, depuis l’âge de 10 ans, sache prendre les transports seule à Bruxelles. Elle ne se perd pas.
C : Elle ne se perd pas, mais il faut quand même savoir où elle est ?
S : En fait, son père a eu une histoire de famille recomposée, avec un ado qui mentait sur le lieu où il se trouvait. Et il me disait : « tu vois, si ça, ça arrive, on pourra toujours savoir où elle est. » Mais bon, d’abord, c’est très théorique. Si elle le veut, la gamine, elle éteint son téléphone et on ne sait plus où elle est.
Mais au fond, ce que je trouve fou, c’est cette adolescence où tu grandis sous la surveillance constante de tes parents avec l’aide des technologies. On avait déjà eu une discussion comme ça sur l’argent de poche, il voulait qu’elle ait une carte de banque pour qu’on puisse suivre exactement ses dépenses.
Le seul truc de contrôle sur lequel je suis revenue et que je trouve intéressant, comme base de discussion, c’est cette application qui te permet de voir le nombre d’heures passées sur le téléphone.
C : Oui mais ça, c’est un problème qui n’existe pas quand il n’y a pas de téléphone…
S : Oui, c’est vrai. Au fond, ce qui me pose problème, c’est ce truc de déléguer la surveillance de ton enfant à Apple ou à Google, alors que c’est notre responsabilité de créer une relation qui fait que notre gosse ne nous raconte pas des craques et que, dans ses espaces de liberté, elle ne se mette pas en danger.
C : Moi j’ai l’impression que ce qui compte, c’est de créer un cadre dans lequel a priori elle ne va pas désobéir, et si elle désobéit, elle ne se mettra pas en danger, et si elle se met en danger, elle pourra demander de l’aide. Je n’ai pas d’enfant, donc je vais peut-être trop loin, mais j’ai l’impression que c’est l’inverse de la surveillance…
S : Et moi, je me dis que le fait de se construire sous une surveillance permanente, ça doit créer un horrible rapport aux parents. Je ne sais pas s’il y a déjà des études psychologiques sur l’impact que ça a chez les adolescents, d’être constamment sous surveillance. Mais psychologiquement aussi, ça ne doit pas être sans conséquence.
C : A-t-elle conscience qu’elle est géolocalisée en permanence ?
S : Oui, elle le sait mais on n’en a pas reparlé. Par contre, elle est très consciente que c’est un fil à la patte : son père râle si elle ne répond pas quand il l’appelle.
C : Tu m’as dit que tu n’étais pas la seule dans ton entourage…
S : Oui ! Quand c’est arrivé, j’étais folle de rage alors j’ai appelé des copines, notamment en France où le secondaire commence un an plus tôt. Et les deux copines que j’ai appelées m’ont raconté la même histoire : c’est chaque fois le père qui a mis le téléphone dans les mains de l’enfant. Ça ne vaut pas statistique, mais c’est quand même interpellant.
Je ne sais pas si c’est lié à la façon dont communiquent les hommes (ou ces hommes) avec leurs enfants, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que, comme ils ne savent pas vraiment y faire, ils préfèrent déléguer à la technologie. Ou bien est-ce autre chose ?
C : Donc tu ne voulais pas qu’elle se trimballe avec un objet qui vaut des centaines d’euros, tu voulais que la demande vienne d’elle, tu n’aimes pas les Gafam Gafam Acronyme reprenant les initiales des multinationales géantes du web (Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft). Le terme évoque par extension les problèmes politiques que posent ces compagnies : monopoles économiques, grandes fortunes des dirigeant e s et précarité des conditions de travail des employé e s les moins qualifié e s, omniprésence de leurs outils, rétention et exploitation des données personnelles, surveillance, capacité d’influence des décisions politiques et domination complète de la société numérique des câbles physiques aux contenus, des programmes aux appareils., tu n’aimes pas qu’elle soit surveillée… Avais-tu d’autres peurs ?
S : Oui, j’avais et j’ai peur des réseaux sociaux. Pour le moment, elle n’est pas sur ces réseaux, et on est raccord là-dessus tous les trois.
En fait, elle a vu le film Derrière nos écrans de fumée et elle a été très marquée par l’effet dépréciatif sur la confiance en soi des filles qui sont sur les réseaux. Elle le voit chez ses copines aussi. Elle m’a dit : « quand je serai sur les réseaux sociaux, je ne posterai rien parce qu’il n’y a pas moyen que des gens que je ne connais pas se mettent à juger qui je suis et ce que je fais. » Ça me rassure.
Mais bon, ça me fait peur parce que je ne connais pas Instagram, TikTok, etc. mais ça a l’air d’être un sacré paquet de boudins. J’ai peur que ma fille ne se mette à faire des selfies constamment et que ça n’altère sa perception d’elle-même et sa confiance en soi, plus encore que ce n’est déjà le cas dans ce monde patriarcal. Qu’elle reçoive des contenus à caractère sexuel sans le vouloir, etc.
Ce qui se passe aussi, c’est qu’avant, dans ta maison, tu avais ton espace, tu étais protégée du monde extérieur quand tu étais chez toi. Maintenant, le monde entre chez toi tout le temps. Ton intimité est constamment menacée de disparaître et je trouve ça terrorisant. Je voudrais réussir à l’accompagner dans la création de son espace intime, lui apprendre à faire des photos sur lesquelles elle n’est pas reconnaissable, etc.
C : Nous sommes en mars, cela fait donc plus de six mois qu’il est là, ce smartphone. Comment ça se passe ?
S : Elle l’utilise vraiment beaucoup. Mais j’essaie d’en parler avec elle. Je lui ai demandé à deux reprises : « est-ce que tu n’as pas l’impression de passer beaucoup de temps sur le téléphone ? » Bon, c’est confrontant parce qu’elle m’a aussi renvoyé à mon usage du téléphone. Mais bref, avec cette application, elle a pu me montrer précisément tout ce qu’elle faisait sur son téléphone.
En réalité, son usage est déjà limité par ce que son père a décidé — inutile de préciser que je n’ai rien eu à dire — mais en gros, le téléphone est actif de 7 à 21 heures en semaine (22 heures le week-end), et la seule chose qu’elle peut faire de façon illimitée, c’est écouter de la musique. Elle a droit à deux heures d’activité par jour, et elle les utilise tous les jours.
C : Deux heures ?!
S : Non mais ça va hyper vite, en fait. Un quart d’heure le matin, 20 minutes de jeux, un quart d’heure de vidéos dans le bus avec les copines, appeler les copines le soir « pour faire les devoirs »… Tu y es vite.
Bon, ce qu’elle a constaté elle-même récemment, c’est que ce téléphone l’interrompt tout le temps dans son travail et altère énormément sa concentration. Elle s’est même fait une petite angoisse à cause de cela, elle a failli rater un devoir. Elle se rend compte que ça prend de la place.
C : Mais au fond, il y a aussi tout un apprentissage du téléphone, non ?
S : Oui, c’est ça. On est dans un moment dans lequel on ne peut pas éviter la machine, mais donc il faut apprendre à l’apprivoiser, réfléchir à la façon dont on l’utilise.
Là, la nouvelle question, c’est la convivialité à la maison. Depuis qu’elle a un casque, elle rentre, elle se met dans sa chambre avec son casque et quand le petit coloc’ rentre (on est en colocation de parents), elle ne le calcule même plus alors qu’il y a quelques mois, ils jouaient ensemble. Et donc, on a une Iris qui est là mais qui n’est pas là. Pour le moment, la parade, c’est que je lui propose de mettre sa musique sur la chaîne hi-fi, et quand elle lâche le casque, elle joue avec lui.
En fait, pour ne pas que le plus petit se retrouve face à des zombies, on s’est dit qu’on allait peut-être faire une boite à téléphones à la maison, pour qu’il y ait des moments sans téléphone du tout.
Et puis, je me suis aussi rendu compte qu’Iris ne connaissait pas la différence entre la 4G, le Wi-Fi… Qu’est-ce qui coûte, qui est débité ? Par quel réseau ça passe ? Ça l’a vraiment intéressée, mais personne n’en avait jamais parlé avec elle et je ne suis vraiment pas sûre que c’était au programme…ç
C : Tu me dis que ta fille, elle fait des vidéos pour ses devoirs avec ses copines. A-t-elle la moindre idée de la consommation que ça représente ?
S : J’ai commencé à aborder le sujet en lui parlant des data centers. Je lui ai dit que ce sont des bâtiments entiers, énormes, qui sont juste là pour toutes ces données. Elle a compris qu’écouter de la musique en vidéo, c’était stupide. Mais, tu sais, je ne veux pas la culpabiliser pour le moment. Je crois que c’est assez, c’est une génération qui est déjà accablée de plein de trucs tout le temps. Présence policière, militaire, pub, etc., je vais finir par lui parler de tout cela, mais j’ai besoin que ça s’ancre dans un rapport collectif, dans quelque chose de plus large, et d’un peu plus joyeux.