Nicolas Nova est Professeur HES ordinaire à la Haute-École d’Art et de Design (HEAD) à Genève et cofondateur du Near Future Laboratory, une agence de prospective impliquée dans des projets de « design fiction ». Ses recherches s’inscrivent au croisement des sciences sociales et du design.
Le terrain du smartphone
Centrale dans les sciences sociales, l’enquête anthropologique suppose de sortir des espaces universitaires pour collecter les données sur « le terrain », au plus près des situations sociales étudiées.
« Le terrain » de Nicolas Nova s’est réparti entre Genève, Tokyo ou Los Angeles où il a mené observations photographiques et entretiens semi-directifs [1] avec des personnes de différentes catégories socio-professionnelles. Il a aussi rencontré des personnes travaillant à la conception de smartphones et d’interfaces logicielles, complétés par une analyse de documents tels que des brevets ou des manuels de conception.
Six métaphores du smartphone
Sur la base de son matériel de terrain, Nicolas Nova rend compte de la diversité des usages du smartphone en élaborant six métaphores : la laisse, la prothèse, le miroir, la baguette magique, le cocon et la coquille vide. Chacune de ces métaphores explore une facette distincte du smartphone et constitue un chapitre du livre.
Une laisse
Au travers de la métaphore de la laisse, Nicolas Nova interroge d’abord le smartphone comme un objet qui capte notre attention et dont l’usage est souvent compulsif, donnant parfois à celles et ceux qui l’utilisent le sentiment de lui être inféodé. Mais à la différence d’une addiction, l’auteur préfère parler de servitude volontaire et montre quelles stratégies sont parfois utilisées pour échapper à son emprise.
Une prothèse
Avec la prothèse, le smartphone est questionné comme une extension de soi. Plutôt que de le rapprocher d’un implant biologique du corps, Nicolas Nova montre que cette extension est d’ordre cognitif. En particulier, l’objet se présente comme une « prothèse mnésique », facilitant la conservation des souvenirs, dans laquelle sont conservées les informations sous forme de notes, de photos ou d’enregistrements vocaux, produisant une altération de nos processus perceptifs et mnésiques plutôt qu’une augmentation de notre intellect. Nicolas Nova souligne aussi le caractère distribué de cette prothèse : les informations et les souvenirs étant stockés dans la mémoire propre de l’appareil mais aussi dans l’espace cloud Cloud On parle de « cloud » ou de « nuage » (en français), pour désigner une infrastructure logicielle ou de stockage hébergée ailleurs sur l’internet. Loin de l’imaginaire immatériel que le terme – et souvent les visuels utilisés – illustrent, ces services nécessitent des machines performantes et polluantes, hébergées dans des datacenters. On entend parfois que le cloud est « l’ordinateur de quelqu’un d’autre », cette expression souligne que les données qui y sont enregistrées se trouvent sur une machine appartenant à une autre personne, association ou entreprise. en ligne auquel le smartphone donne accès (et dont l’articulation avec la mémoire propre de l’appareil n’est pas toujours bien perçue) ou encore dans les appareils appartenant à d’autres personnes avec lesquelles des fichiers comme des photos ou des vidéos sont partagés.
Un miroir
À la façon d’un miroir, le smartphone devient un outil de connaissance qui renvoie une image de soi. L’auteur mentionne d’abord les beauty apps, qui assistent celui ou celle qui l’utilise dans le choix de son maquillage ou de sa coupe de cheveux mais ce sont plus encore les applications de « self-tracking » ou de « quantified self » (applications comptant le nombre de pas, la distance parcourue ou encore, reliées à un bracelet connecté, le rythme cardiaque) qui permettent d’acquérir une connaissance ou même un sentiment de maîtrise de soi. De telles applications enregistrent des informations pour les présenter aux utilisateurs et utilisatrices mais les données collectées sont aussi utilisées par ailleurs pour influencer leurs comportements, ce qui conduit l’auteur à parler « d’usager modélisé » mais aussi d’« usager modelé ».
Une baguette magique
À la manière d’une baguette magique, le smartphone s’apparente à « une télécommande à tout faire » permettant d’agir sur le monde. Il peut être utilisé tant pour vérifier un itinéraire, pour acheter des billets de trains que pour commander toute sorte de biens. Cependant, à la manière d’autres objets techniques, son aspect magique réside en partie dans le fait qu’il est difficile de comprendre son fonctionnement et qu’il constitue ainsi une boîte noire pour celles et ceux qui l’utilisent. Outre la difficulté physique d’ouvrir l’appareil pour en observer les composants, l’opacité se situe également dans la dépendance du smartphone vis-à-vis d’un vaste réseau d’infrastructures techniques et d’acteurs humains desquels dépendent sa capacité à fonctionner (opérateurs réseaux, bancaires, etc.) et dont la dissémination à l’extérieur du smartphone est difficile à saisir (ceci conduisant par exemple à ne pas bien différencier ce qui est stocké dans son appareil de ce qui l’est dans le cloud Cloud On parle de « cloud » ou de « nuage » (en français), pour désigner une infrastructure logicielle ou de stockage hébergée ailleurs sur l’internet. Loin de l’imaginaire immatériel que le terme – et souvent les visuels utilisés – illustrent, ces services nécessitent des machines performantes et polluantes, hébergées dans des datacenters. On entend parfois que le cloud est « l’ordinateur de quelqu’un d’autre », cette expression souligne que les données qui y sont enregistrées se trouvent sur une machine appartenant à une autre personne, association ou entreprise. , inaccessible si l’appareil n’est pas connecté).
Un cocon
Le smartphone s’apparente à un cocon par sa manière de privatiser l’espace autour de celui ou celle qui l’utilise et/ou d’abstraire celle ou celui-ci de son environnement immédiat. En perspective avec d’autres études sur le téléphone mobile, le walkman ou encore les consoles de jeu, Nicolas Nova montre que le smartphone réactive un débat ancien sur le caractère désocialisant des technologies. Toutefois, les données issues du terrain du chercheur montrent que le dispositif agit aussi comme un amplificateur des relations sociales.
Une coquille vide
Enfin, le smartphone devient une coquille vide lorsqu’il s’abîme, dysfonctionne ou tombe en panne. Dans ce dernier chapitre, Nicolas Nova s’intéresse aux procédés mis en place par les utilisateurs et les utilisatrices pour faire durer leur appareil plus longtemps et à l’ensemble des gestes de soin permettant de le préserver ou de le réparer. Dans ce contexte, le chercheur observe le rôle clé des boutiques de réparation indépendantes qui proposent de réparer les terminaux à moindres frais.
Smartphone, vous avez dit smartphone ?
À la fin de l’ouvrage, les différents éléments mis en évidence font l’objet d’une brève discussion conclusive en regard de quatre problématiques transversales.
En premier lieu, le smartphone doit être envisagé comme un « objet protéiforme ». Pour décrire ce caractère multiple, c’est moins l’image du couteau suisse dont on n’utilise jamais toutes les lames en même temps qu’il faut retenir que celle d’un mobile de Calder dont les différents éléments se combinent pour former un ensemble où le tout est plus que la somme de ses parties. Le terrain de l’anthropologue révèle trois dimensions de cet ensemble : le smartphone se présente comme un objet par lequel on devient « entrepreneureuse de sa vie » (par ses fonctions d’assistances, de quantification de soi, etc.), comme une augmentation de soi qui amplifie l’action humaine et comme la porte d’entrée d’un réseau plus large d’objets et de services.
En second lieu, l’anthropologue fait l’hypothèse que le smartphone soit un « objet total », un terme emprunté à Ludovic Coupaye et inspiré du « fait social total » de Marcel Mauss. Dans cette perspective, le smartphone agirait comme « un révélateur des tensions et des ambivalences qui traversent les sociétés dans lesquelles il se diffuse » en se présentant comme à la fois « aliénant et libérateur ». Mais l’anthropologue identifie aussi différents régimes d’usages et si le smartphone est peut-être en voie de devenir cet « objet total », il est encore loin d’être le passage obligé et exclusif de tous les pans de la vie de celles et ceux qui en dont usage.
En troisième lieu, le smartphone réactive une problématique classique qui anime les sciences sociales, celle du déterminisme entre technologie et société. Plutôt qu’un déterminisme au sens strict, le chercheur identifie d’abord un dispositif de cadrage sous-tendu par une boucle de rétroaction. Les applications influencent notre comportement mais s’en nourrissent également, par un processus où les données collectées sont sans cesse ré-évaluées, parfois même en temps réel.
Ensuite, si le Nicolas Nova reconnaît les capacités du smartphone à nous placer dans une logique d’assistanat, il montre pourtant que cet usage ne conduit pas nécessairement à un asservissement. La manière dont l’appareil « augmente » celui ou celle qui l’utilise varie selon les usages, la manière dont on interagit avec lui et selon la connaissance qu’on en a. Néanmoins, l’anthropologue reconnaît que la perte d’autonomie suppose un apprentissage et une réappropriation de l’objet technique, des compétences inégalement réparties qui font que peu de personnes sont vraiment en capacité de se réapproprier leur appareil.
En dernier lieu, le smartphone est envisagé comme un « objet signal » interrogeant les possibilités d’usages et de conception des objets techniques. Vis-à-vis des montres connectées ou des propositions de « wearable computing » – dont l’imaginaire s’étend des lunettes connectées aux implants dentaires capables de servir de combinés téléphoniques, le smartphone questionne le manque de polyvalence fonctionnelle. Aussi, à la manière du clavier des ordinateurs hérité des machines à écrire, l’anthropologue estime peu probable que la forme du smartphone disparaisse à court terme – ce qui ne signifie pas que ses performances ne s’amélioreront pas.
Plutôt que voir d’autres objets supplanter le smartphone, le chercheur pense plutôt que ce sont ces autres objets qui vont se « smartphoniser », en permettant un accès au cloud Cloud On parle de « cloud » ou de « nuage » (en français), pour désigner une infrastructure logicielle ou de stockage hébergée ailleurs sur l’internet. Loin de l’imaginaire immatériel que le terme – et souvent les visuels utilisés – illustrent, ces services nécessitent des machines performantes et polluantes, hébergées dans des datacenters. On entend parfois que le cloud est « l’ordinateur de quelqu’un d’autre », cette expression souligne que les données qui y sont enregistrées se trouvent sur une machine appartenant à une autre personne, association ou entreprise. et en contribuant à la collecte de données, une tendance qui s’observe déjà dans les objets connectés sur le marché.
Enfin, ce sont de « nouvelles habitudes et routines apparues avec le smartphone que l’on pourrait voir transférées à d’autres objets » que le chercheur illustre en recourant à différents exemples issus de recherche en « design fiction » : des comportements obsessionnels comme une thésaurisation compulsive conduisant à saturer les espaces de stockage (par exemple), l’avènement de différents régimes d’assistance et d’autonomie face à un miroir qui donnerait des conseils vestimentaires ou encore des pratiques de réparation et d’entretien visant à améliorer la durabilité des outils numériques.