Numéro 1

Wikifémia : une initiative jubilatoire

Joyeuse troupe fondée par Cécile Babiole et Anne Laforet, respectivement plasticiennes et chercheuses,Roberte la Rousse se donne pour mission d’observer la langue française dans sa dimension genrée et tout spécialement dans l’ère numérique. Les autrices proposent ici une œuvre composite, qui articule la littérature, les disciplines numériques et la typographie, mais aussi des performances vivantes : Wikifémia désigne à l’origine une série de productions destinées à la représentation, dont les formes écrites sont collectées en première partie de lecture. La suite aborde de façon plus académique les dynamiques et constructions sexistes de la langue française et la manière dont elles se manifestent aujourd’hui dans son utilisation digitale. Enfin, la dernière section est une rencontre en forme d’interview avec une administratrice de Wikipédia. Soulignons aussi une originalité formelle géniale : la mouture de la langue aux règles de « La Bonne Usage », qui insuffle à l’expérience de lecture une dimension presque sensorielle.

Les trois propositions qui composent Wikifémia mêlent des contributions issues de biographies de l’encyclopédie en ligne avec des notes personnelles, structurées comme une promenade à la faveur des liaisons hypertextuelles. Au départ de Madeleine Pelletier se développe une édifiante galerie de figures féminines et féministes de la Belle Époque à la Seconde Guerre. Computer Grrrls nous emmène ensuite sur la trace des femmes qui ont construit l’informatique, depuis les calculatrices de trajectoires astronomiques de l’époque des Lumières aux fusées de la NASA, en passant par l’émergence des télécommunications ou des messageries contemporaines. La dernière forme, intitulée Révisions, présente plusieurs femmes remarquables en proposant une version alternative à leur biographie telle qu’elle est bâtie sur Wikipédia, mettant en lumière la façon dont la connaissance, de manière plus générale, est structurée en fonction de conceptions genrées.

Ces disparités et autres mécaniques sexistes sont observées en profondeur dans la seconde partie, Démasculiniser la langue et les savoirs. On y revient sur plusieurs notions fondamentales d’histoire et d’anthropologie linguistiques, qui illustrent comment la discrimination présente dans la société s’incarne dans la pratique de la langue à travers, notamment, l’évolution de l’orthographe et des règles de grammaire, la féminisation des professions, ou les tendances lexicales spécifiques aux locutrices. À l’ère numérique, la gestion automatisée de la langue produit ses propres distorsions, dont on nous propose d’explorer quelques sources : parmi elles, la reproduction des tendances déjà présentes dans les données textuelles dont se nourrissent les intelligences artificielles, ou bien certaines étapes malheureuses lors de la traduction d’une langue non-genrée vers une langue genrée. On trouve là probablement une des illustrations les plus palpables de cette problématique : ainsi, la traduction par Google de « the nurse is a young man » par « l’infirmière est un jeune homme » n’est pas une simple défaillance technique, mais bien la manifestation de l’incurie de l’entreprise américaine vis-à-vis des populations féminines qui ne sont pas de langue anglaise.

La réflexion se clôture avec une incursion dans les coulisses de l’encyclopédie la plus lue de la planète. On y rencontre une de ses administratrices, française, pseudo-nommée kvarvek du ». Roberte la Rousse nous entraîne avec elle dans une riche conversation où l’on balaye pêle-mêle l’illusion de la neutralité et les limites de la plateforme, les tensions, tendances et interactions des communautés qui la font vivre, l’utilisation des langues et des lettres, et les nouvelles pistes qui s’y écrivent.

Wikifémia est une initiative piquante, libératrice et contagieuse (comme vous l’avez peut-être remarqué). Une douceur à garder dans votre bibliothèque, comme une boîte de munitions ou de vitamines, selon.

Pour aller plus loin

Roberte la Rousse, Wikifémia. Langue, genre, technologies, UV éditions, 246 pages, 2022.