Contre l’alternumérisme est un court essai, efficace et incisif, un programme-manifeste qui se décline tout au long de l’ouvrage : « Refusons la numérisation, la réduction numérique. Brisons nos chaînes – ces câbles et ces ondes qui atrophient les relations humaines, la terre, le vivant. Déconnectons-nous, ensemble. Décâblons le monde. »
Par analogie avec les critiques de l’altermondialisme dans les années 2000, les auteur
ices et « militant es technocritiques » Julia Laïnae (alors étudiante en philosophie et aujourd’hui arboricultrice injoignable par mail) et Nicolas Alep (présenté comme informaticien en rupture de ban, passé depuis à la coopérative de l’Atelier Paysan) refusent de croire que la traduction numérique de nos activités humaines puisse se faire de manière éthique, écologique ou même librement consentie.Sur un ton acerbe et moqueur, caractéristique d’une certaine théorie critique française (qui ne cherche pas à trouver des solutions ou des pistes d’espoir), les auteur..ices relèvent les contradictions internes de chaque discours « alternumériste ». Au fur et à mesure des chapitres, chacun
e en prend pour son grade. Si l’on partage le constat sur la numérisation du monde et que l’on sourit avec les auteur ices contre les colibris du numérique adeptes de digital détox, on frémit à l’analyse de la « dématérialisation » de l’État qui laisse sur le carreau toutes celles et ceux qui galèrent avec l’ordinateur, souvent plus jeunes qu’on ne le pense.Puis on en prend plein les dents quand leur argumentaire démontre en quoi le logiciel libre peut être vu comme le vernis éthique qui rend acceptable la perpétuation du monde industriel et son accélération avant de constater qu’une régulation du numérique par la politique, c’est-à-dire la délibération collective contre les forces du marché et de l’industrie, semble être autant à portée de main que le trésor au pied de l’arc-en-ciel.
Dans le dernier chapitre, les auteur
ices rappellent et précisent leur grille de lecture : la technique n’est ni bonne, ni mauvaise et encore moins neutre, elle est ambivalente. Ce qui peut se résumer par : qui invente le train invente aussi le déraillement, qui rationalise la production invente aussi l’aliénation des producteur ices. Il n’y aura pas plus de centrale nucléaire autogérée en circuit court qu’il ne peut y avoir d’informatique « bio, locale & de saison », car le moindre terminal nécessite un réseau mondial d’extraction et de transformations de nombreux composants – et on ne parle pas encore de réseau ou d’Internet. Car la technique, poursuivent-iels, en référence à Jacques Ellul, fait système et s’autonomise, impactant nos vies bien au-delà de nos utilisations particulières de tel ou tel outil. Avant l’existence du chemin de fer, chaque région, chaque ville avait son heure propre, dictée par la course du soleil, mais il a bien fallu unifier tout cela pour que les trains arrivent à l’heure. De même, l’informatique généralisée accompagne (permet, voire précède, c’est selon) l’accélération de nos sociétés, la densification du temps de travail, etc.Pour faire le lien avec le dossier de ce numéro de Curseurs sur l’éducation et pour reprendre les mots des auteur..ices : toutes les heures passées par les élèves à se former aux logiques abstraites et aux interfaces de l’informatique rendues « obligatoires » ici-bas sont des heures qu’ils et elles « ne passent pas à développer des dispositions et des savoir-faire qui leur permettent de vivre en harmonie avec le vivant. »
Si ce livre n’hésite pas à bousculer son lectorat et ne nous offre évidemment aucune « solution », il nous rappelle que la mise en nombre du monde n’est pas l’horizon indépassable de l’humanité, surtout à une époque où les futurs sont à nouveau incertains, et où l’abandon du tout numérique (à cause des guerres, de la raréfaction des matières premières ou du réchauffement climatique) doit être envisagé.