Numéro 2

École, numérique et inégalités… Des enjeux multiples

En marge du numéro 229 du Journal de l’Alpha, sur le thème École et inégalités, l’ASBL Lire et Écrire 
a organisé le 19 octobre 2023 une journée publique de réflexion intitulée L’école (à l’ère) numérique. 
Au programme, deux présentations étaient proposées en matinée, suivies d’ateliers-discussion.
 Curseurs vous propose de revenir sur cette journée riche d’informations et de questionnements.

La Belgique est l’un des systèmes éducatifs 
les plus sélectifs et inégalitaires de l’OCDE et l’utilisation du numérique à l’école, qui se généralise depuis la pandémie de Covid-19, pourrait encore aggraver ces inégalités.

Les différentes formes 
du numérique à l’école

La matinée a commencé par une intervention de Nico Hirtt − professeur de mathématique et de physique mais aussi chargé d’étude et fondateur de l’Aped (Appel pour une École Démocratique) − qui a d’abord rappelé que le numérique peut prendre différentes formes à l’école : l’ordinateur comme objet d’étude, l’ordinateur comme outil utilisé dans un contexte d’apprentissage coopératif et, enfin, l’ordinateur comme moyen d’apprentissage individualisé.

D’abord, l’ordinateur comme objet d’étude invite à comprendre comment l’ordinateur traite les informations et quels sont ses composants. L’ordinateur utilisé dans un contexte d’apprentissage coopératif, ensuite, est l’ordinateur tel qu’il peut être utilisé en classe de mathématiques ou dans les matières scientifiques. Enfin, l’ordinateur comme moyen d’apprentissage individualisé renvoie aux usages qui se sont popularisés durant la crise du Covid et qui sont envisagés derrière l’appellation plus spécifique d’« école numérique ». La machine y est utilisée pour visionner des cours en ligne ou effectuer de la recherche documentaire.

Or, si l’ordinateur comme objet d’étude est pour le moment absent des pratiques pédagogiques dans les écoles belges, « l’école numérique », elle, se généralise – un succès qui précède la pandémie.

Une brève histoire de l’école

« Ouvrir une école, c’est fermer 
une prison. »

Citant Victor Hugo, N. Hirtt est revenu sur l’histoire de l’école publique. Au début de l’industrialisation, la scolarisation progressive des enfants des classes populaires n’est pas motivée par la demande de gens instruits mais par la nécessité de créer de nouveaux lieux de socialisation, dans un contexte où les anciens processus de socialisation se délitent. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la main d’œuvre qualifiée passe d’une demande minoritaire à une demande majoritaire, impliquant la massification de l’enseignement scolaire.

Mais à l’issue des Trente Glorieuses, le néolibéralisme entraîne des mutations dans le monde du travail, qui vont avoir aussi des répercussions sur l’école. Dans les années 1990, en effet, un nouveau discours émerge : les enseignantes doivent devenir des coachs et des tuteurices et mobiliser les nouvelles technologies qui révolutionnent le monde du travail. L’objectif est double, car l’école représente également un marché d’ampleur pour ces nouvelles industries, contribuant de ce fait aux plans de relance économique.

Dans un contexte d’austérité budgétaire, de rationalisation et de dé-financement de l’enseignement, on comprend à la suite de N. Hirtt que ce discours se diffuse et prend particulièrement son essor : un ordinateur ne coûterait-il pas moins cher qu’une enseignante ?

École numérique et classe inversée : individualisme et utilitarisme

Cependant, N. Hirrt a relevé qu’au-delà d’une situation économique propice, l’école numérique s’accommode aussi tout particulièrement d’un changement dans les pratiques pédagogiques. Par opposition au schéma traditionnel (probablement caricaturé) où les enseignantes détiennent le savoir et le transmettent aux élèves, un nouveau modèle émerge, celui de la « classe inversée ».

Alors qu’auparavant la théorie est enseignée en classe, en collectivité, et les exercices réalisés individuellement (et possiblement à la maison), le processus se trouve inversé : les élèves effectuent des recherches de manière individuelle, puis les connaissances qu’i..els ont acquises sont mobilisées en classe.

Au cœur de ce changement, N. Hirrt a montré aussi que c’est le rôle de l’école qui s’en trouve modifié : l’objectif de l’école devient moins de transmettre des savoirs que de former les élèves à apprendre et à s’adapter à des situations nouvelles. La classe inversée entraîne ainsi une nouvelle approche pédagogique : l’approche par compétences, dans laquelle les savoirs ne constituent plus une fin en soi mais des ressources mobilisées dans une perspective utilitariste.

Or, l’approche par compétences et la classe inversée offrent un terreau fertile pour l’école numérique. En effet, lorsque les savoirs sont envisagés comme des faits et des ressources à mobiliser, rien ne s’oppose à ce qu’ils fassent l’objet d’une recherche sur ordinateur…

Une école numérique qui creuse 
les inégalités en Belgique

Après l’exposé de N. Hirtt, la journée s’est poursuivie avec une présentation de Merlin Gevers, chargé d’études et d’action politique sur l’enseignement à la Ligue des familles, et Iria Galván Castaño, chercheuse à Lire et Écrire Bruxelles et autrice de plusieurs études sur les usages du numérique par les personnes analphabètes et les effets discriminants du numérique dans notre société.

La présentation a porté sur deux volets d’une étude récente publiée par la Ligue des familles, concernant respectivement l’équipement numérique personnel et la communication numérique entre l’école et les familles. Puis Lire et Écrire a fait état des résultats de recherches portant sur l’accessibilité des procédures d’inscription dans les écoles et de demandes de bourses.

L’équipement : une nécessité à charge des familles

Le premier volet de l’enquête de la Ligue des familles fait le point sur la nécessité de fournir des équipements numériques aux élèves. En primaire déjà, mais plus encore en secondaire, cet équipement est devenu nécessaire pour suivre les cours.

En secondaire, l’étude révèle que 90 % des élèves en ont désormais besoin en classe et/ou à la maison, et 40 % notamment en classe. Dans 76 % des cas, l’équipement des familles est présenté par l’école soit comme « obligatoire », soit comme « facultatif » mais néanmoins « nécessaire pour suivre l’enseignement » (autrement dit obligatoire). Dans seulement 13 % des cas, donc, l’achat est annoncé comme « facultatif et non nécessaire » − une situation qui correspond pourtant au cadre légal actuel qui stipule que l’achat d’un ordinateur doit être « volontaire » et ne peut être que « proposé ou recommandé » par l’école.

La plupart du temps, le matériel demandé par les écoles secondaires est un ordinateur portable (plus rarement une tablette, une imprimante ou une connexion internet). Or, pour une famille sur cinq, cette dépense, qui représente en moyenne 600 € par élève, entraîne des difficultés financières – un chiffre probablement sous-estimé puisque la méthode de collecte de données de l’enquête (via un questionnaire écrit en ligne) entraîne de facto une sous-représentation des publics populaires plus précaires, victimes (justement) d’un manque d’équipement numérique ou de difficultés avec l’écrit.

Un cadre légal peu respecté… 
et des aides peu connues

Pourtant, M. Gevers explique qu’il existe un cadre légal supposé réglementer cette question de l’équipement. D’abord, comme mentionné ci-dessus, il ne doit pas être rendu obligatoire pour suivre l’enseignement. Ensuite, les écoles qui demandent aux familles de s’équiper doivent proposer aux parents d’acheter le matériel via une centrale d’achat ou se mettre en lien avec un fournisseur afin d’obtenir des machines à coût réduit. Enfin, des aides financières existent pour aider les familles les plus précaires à faire face à ces dépenses.

Ainsi, M. Gevers a indiqué que pendant le Covid, des ordinateurs ont été financés à 100 % pour 5 % de la population scolaire de chaque établissement. Mais à partir de 2021-2022, changement de méthode : les ordinateurs équipés à partir de l’école sont désormais subsidiés. Fixé à 75 € durant l’année 2021-2022, ce subside s’est élevé l’année suivante à 150 € sous forme de bons d’achat – un montant que la direction peut compléter à sa discrétion dans certains cas problématiques via un fonds de solidarité financé lui aussi par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pourtant, sur les 15 millions mis à disposition par le gouvernement… seul 1 million a été utilisé en 2021-2022 pour réduire la part à charge des familles. Et l’année suivante, seulement 2,2 millions…

Pour M. Gevers, ces aides sont peu connues, car elles sont peu mises en évidence par les écoles. Pour beaucoup d’institutions scolaires, en effet, assumer la logistique de bons d’achat ou encore mettre en place une centrale d’achat implique une gestion bien trop complexe. Elles informent donc peu les parents des possibilités qui s’offrent à elle..ux, et ne l’organisent pas, tout en continuant à rendre l’équipement d’ordinateurs nécessaire aux apprentissages.

Des procédures numériques qui accroissent les inégalités

Un autre volet de l’étude de la Ligue des familles concerne la place croissante prise par le numérique dans la communication entre l’école et les élèves, mais aussi entre l’école et les parents. C’est ici qu’est intervenue I. Galván Castaño qui travaille sur les enjeux liés à la numérisation du service public et à la fermeture des guichets. Comme pour d’autres services, la numérisation des procédures d’inscription dans les écoles ne laisse souvent plus la possibilité de se rendre sur place ou de s’inscrire par téléphone, rendant celles-ci inaccessibles aux personnes analphabètes ou ne maîtrisant pas l’outil informatique.

De plus, en dépit du droit théorique qu’ont les familles de pouvoir choisir l’école de leurs enfants, I. Galván Castaño a rappelé que la limitation des places disponibles crée une situation d’engorgement où avoir le choix signifie surtout être capable de s’inscrire en premier. En conséquence, la numérisation accroît les inégalités en nécessitant non seulement que les parents maîtrisent l’outil informatique, mais également que leur maîtrise soit suffisamment bonne et qu’iels soient suffisamment autonomes pour effectuer la procédure dans les délais les plus brefs, dès l’ouverture des plateformes. L’enjeu est similaire pour les demandes de bourses d’études, où, s’il est encore possible d’introduire des demandes papier par recommandé, l’administration annonce traiter plus rapidement les demandes en ligne.

S’agissant des bourses, I. Galván Castaño a dénoncé aussi une situation où l’acceptation de la procédure numérique empêche tout droit de rétractation alors que celui-ci est en principe encadré par le RGPD RGPD Le règlement général sur la protection des données est un règlement de l’Union européenne qui constitue le texte de référence en matière de protection des données à caractère personnel. Il renforce et unifie la protection des données pour les individus au sein de l’Union européenne. (Wikipédia) . Des parents qui acceptent d’essayer la démarche en ligne une année et s’aperçoivent ne pas être à l’aise avec l’outil ne peuvent donc pas faire machine arrière l’année suivante, tandis que d’autres, réalisant la démarche dans un EPN (Espace Public Numérique), perdent simplement l’accès de leurs demandes de bourses avec celui de l’adresse mail qu’on leur a créée à cette occasion…

Les périodes de confinement : des effets tangibles, encore peu documentés

« Sommes-nous en train de fabriquer une nouvelle génération d’illettrées ? » C’est sous cet intitulé provocateur que Cécilia Locmant a proposé l’un des ateliers-discussion qui s’est tenu durant l’après-midi. C’est aussi le titre d’une contribution qu’elle a signé dans Le journal de l’Alpha s’intéressant à l’impact des confinements sur les enfants.

Dans le prolongement de cette contribution, les participantes ont abordé les effets de l’enseignement en distanciel vécu par les enfants durant les périodes de confinements puis d’enseignement hybride durant les mois qui ont suivi. En effet, si les impacts de cette période sur l’apprentissage font l’objet de peu d’études, les effets sont bien perceptibles pour les équipes de l’ASBL et autres acteurices de terrain. Entre autres, i..els observent des décrochages scolaires, des difficultés de concentration, un mal-être au sein des classes et des retards sur l’acquisition de savoirs de base. (Voir Le cumul des obstacles : 
le confinement en réseau d’éducation prioritaire 
en France)

Vers une alphabétisation numérique… raisonnée et réfléchie ?

Si la fracture numérique se caractérise en premier lieu par l’équipement des familles au numérique, une seconde fracture numérique se situe dans les compétences de base liées à l’outil informatique telles que l’utilisation d’un traitement de texte ou même d’une souris. Un second atelier-discussion s’est ainsi penché sur la question des apprentissages du et au numérique. Au cœur de la discussion, les enjeux d’une alphabétisation numérique (des enfants comme des adultes), la possibilité de l’ordinateur en tant qu’objet d’étude, mais aussi – et peut-être surtout – sa place et son rôle dans la relation pédagogique.

Pourquoi aurait-on besoin d’apporter un ordinateur quand on va à l’école ? Un ordinateur est-il utile et est-il pertinent ? Plus largement, les participantes à la discussion ont interrogé le rôle de l’école vis-à-vis de la place qu’elle donne au numérique. Plutôt qu’en faire la clé de voûte de son fonctionnement, l’école ne devrait-elle pas envisager l’ordinateur comme un outil parmi d’autres ? Lorsqu’il est utilisé, l’ordinateur ne devrait-il pas faire l’objet d’un usage collectif plutôt que d’une utilisation individuelle ? Mais aussi, plus profondément, le rôle de l’école est-il d’encourager et soutenir la croissance économique des entreprises du numérique ?