Les fonctions étatiques sont attaquées de toutes parts par les entreprises privées du numérique, entraînant une dérégulation forcenée et une précarisation toujours plus grande des travailleurs et travailleuses subordonné
es.On pense tout de suite à Uber ou Airbnb mais les sociologues Jeannot et Cottin-Marx étendent les secteurs affectés dès le début de leur livre La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public : les syndicats d’initiative et offices de tourisme avec TripAdvisor, la sécurité avec Security Check ou la monnaie avec Libra, tous deux de Meta, les Bitcoin. La verbalisation des automobilistes est aussi outsourcée et automatisée, l’espace public est sans cesse traversé et numérisé par des voitures Google et les petites rues débordées de voitures déroutées par Waze. On pourrait ajouter à la liste le contrôle des frontières (Palantir par exemple), les cartes grises, la vaccination, les smart-parkings (EasyPark, Indigo)…
Pourtant, il n’est pas certain que le remplacement des états aux fonctions régaliennes par des entreprises lucratives à la Weyland-Yutani soient la perspective la plus réjouissante, même pour les plus anti-étatistes de nos lecteur
ices.Retour sur une lecture édifiante, qui pointe des raisons sociologiques moins connues pour expliquer l’essor des plateformes et les menaces qu’elles font peser sur le commun, mais qui analyse aussi des espaces de résistances et d’alternatives.
Les sociologues déroulent plusieurs cas d’école : comment Blablacar a phagocyté l’offre de bus de la SNCF, comment la gamification
gamification
gamifié
La « gamification » – ou « ludification » – consiste dans l’intégration de mécanismes provenant du jeu, et en particulier du jeu vidéo, dans d’autres domaines, notamment dans des contextes d’apprentissage et de formation.
≈ a permis l’envol d’applis comme Citymapper (on se demande directement si Floya, l’appli de la région bruxelloise a réellement un avenir), comment, face à l’épidémie de COVID, Stop Covid (Inria) n’a pas inspiré autant de confiance que Doctolib.
Si ce sont des complaisances politiques qui permettent, en France, en Belgique ou ailleurs, à ces sociétés privées de se maintenir et se développer, elles le font majoritairement, sans que l’on s’en rende compte, sur base d’argent et d’infrastructures publiques, menaçant sans cesse l’équilibre financier et la souveraineté des communautés concernées.
Car si Waze réoriente sur base de crowdsourcing les automobilistes embouteillé
es vers des itinéraires plus dégagés, la société derrière l’application n’a à supporter aucun des frais provoqués par ces déviations sauvages : les rues non prévues pour les poids lourds s’affaissent, les quartiers résidentiels deviennent saturés de véhicules, les services communaux courent comme des poulets sans tête pour assurer la signalétique nécessaire. Cette dernière, en effet, reste à charge des collectivités, même dans les villes qui ont accueilli à bras ouvert la société. Waze opère par ailleurs un arrangement à sens unique avec les communautés publiques : les villes en font la publicité gratuite, mais l’appli reste injoignable quand les villes veulent organiser les itinéraires de délestage en bonne intelligence avec leurs administré es et l’application. Les systèmes publics de comptage des voitures doivent fournir leurs données. Enfin, Waze c’est aussi des licenciements : personnel de régulation des feux rouges, agent es de circulation… Et c’est sans pointer le manque de contrepartie fiscale grâce aux montages savants dans des paradis fiscaux : des marges bénéficiaires de ces sociétés, rien n’est jamais reversé au pot commun.Les données sont le nerf de la guerre entre les apps et les services publics : dans l’exemple Citymapper, on comprend que la mise à disposition par les compagnies de transports publics (maintenance des serveurs par exemple, coût du trafic, conception des bases de données, interopérabilité) de leurs horaires reste aussi à leur charge. Si les autorités locales résistent, Citymapper lance une pétition pour les faire céder. La recette, simple, est toujours la même : investissements publics, plus-value privée.
Pour comprendre la situation, on peut pointer les monopoles technologiques et la difficulté pour les services techniques de suivre la course folle, les techniques de dumping social, la mise à disposition de services à perte pour gagner le monopole sur un territoire, la délocalisation des services techniques et administratifs dans des pays à main d’œuvre bon marché… Mais cela ne suffit pas pour comprendre vraiment pourquoi ça marche, à une échelle aussi massive.
Une autre partie des explications vient des fonctionnalités des applis elles-mêmes : par exemple, les avis et systèmes de notation créent un sentiment de confiance. L’attrait du numérique, de la nouveauté, le techno-solutionnisme, l’illusion d’indépendance des utilisateurices, le green washing, le côté drôle jeune ou sympa des interfaces, tout ça rentre également en compte. Mais c’est le discours de défiance généralisé vis-à-vis de la force publique, qu’il soit porté par les apps, ou les politiques elle
ux-mêmes, qui est au cœur du succès de la privatisation numérique.Les sociologues pointent par exemple une situation paradoxale : dans le mouvement social, on peut s’étonner de voir des mobilisations contre certains projets portés en interne par les États, alors que les mêmes organisations livrent gratuitement données et travail aux GAFAM Gafam Acronyme reprenant les initiales des multinationales géantes du web (Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft). Le terme évoque par extension les problèmes politiques que posent ces compagnies : monopoles économiques, grandes fortunes des dirigeant e s et précarité des conditions de travail des employé e s les moins qualifié e s, omniprésence de leurs outils, rétention et exploitation des données personnelles, surveillance, capacité d’influence des décisions politiques et domination complète de la société numérique des câbles physiques aux contenus, des programmes aux appareils.≈. Cette défiance envers les États et une forme de confiance dans le secteur privé comme étant indépassable et tout-puissant concurrence et ruine beaucoup d’initiatives portées par des représentant es élu es ou des services publics soumis à de nombreuses contraintes légales (marchés publics notamment). Par exemple les auteurs pointent que la CNIL, en France, est plus dure avec les services publics en matière de protection des données qu’avec les sociétés privées.
Alors est-on aussi dans une situation TINA (« il n’y a pas d’alternative ») ? Peut-on éviter que les États deviennent des plateformes informatiques comme les autres ? Oui, car des résistances et alternatives existent. En matière de gouvernance, pensons notamment à la régulation des flottes libres de trottinettes (interdiction à Paris, espaces de stationnement obligatoires dans certaines communes de la région bruxelloise), des « résistances » sont possibles. De nouveaux rapports de force sont à construire (même si dans le cas bruxellois cela implique toujours un grignotage de l’espace public et un coût d’équipement à la charge du contribuable).
Car ce petit livre choc se veut aussi un outil d’action face à ces changements qui s’accélèrent à en donner le tournis. La dernière partie évoque des exemples tournés vers les communs publics et expose des réussites mais aussi des échecs : comprendre permet de continuer à agir. Des exemples sont décryptés comme celui de partenariats publics communs autour d’OpenStreetMap ou des projets comme Adullact, une bibliothèque de logiciels libres Logiciels libres Les logiciels libres laissent la liberté aux utilisateurices d’utiliser le programme, mais aussi de le copier et le distribuer. Les utilisateurices ont aussi le droit et la liberté d’en étudier le fonctionnement, de l’adapter à leurs besoins et de partager leurs modifications. On les appelle ainsi en opposition aux logiciels dits propriétaires, qui ne peuvent être partagés, modifiés ou utilisés à d’autres fins que celles strictement prévues par les concepteurices. On les différencie aussi des logiciels open source dont le code est lui aussi accessible, mais moins pour assurer des libertés fondamentales aux utilisateurices que pour en faciliter le développement. pour les collectivités locales, où le logiciel libre à contributions publiques est vu comme un bien commun numérique.