C’est ce malaise et le constat de notre dépendance collective au numérique qui ont motivé la création de l’association française Lève les yeux ! que les auteurs de l’ouvrage La guerre de l’attention : comment ne pas la perdre, Yves Marry et Florent Souillot ont fondée en 2018 « pour sensibiliser aux effets de la surexposition aux écrans » et « promouvoir la déconnexion » auprès de collégien..nes et d’élèves d’écoles primaires à Paris et à Marseille. Depuis lors, Lève les yeux ! collabore étroitement avec des collectifs et des associations sœurs telles qu’entre autres Framasoft, le Collectif Surexposition Écrans (COSE), Halte à l’obsolescence programmée (HOP) ou encore Résistance à l’agression publicitaire (RAP).
La guerre de l’attention nous présente une analyse méthodique de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’économie de l’attention. Il s’agit d’un essai fouillé qui articule son argumentaire autour d’expériences et témoignages de terrain (de parents, d’enfants et d’adolescent
es, d’animateur..ices) et convoque de nombreuses références bibliographiques de qualité (articles de revues, essais…). Au-delà des constats, La guerre de l’attention est un plaidoyer en faveur de politiques publiques qui propose une série de balises radicales destinées à protéger les enfants d’une part, et la société d’autre part, au travers de mesures fortes. Parmi celles-ci, on citera notamment l’interdiction du smartphone avant l’âge de douze ans et des tablettes aux enfants de moins de trois ans, la création d’un droit à la protection de l’attention, la sanctuarisation d’espaces sans écran ni publicité, le renforcement du droit à la déconnexion, et la création d’un droit à la non-connexion administrative. Les auteurs y déconstruisent par ailleurs certains mythes véhiculés par les lobbyistes tels que l’intérêt du numérique dans le monde de l’enseignement ou celui du « techno-solutionnisme vert ».Car, pour les auteurs, notre dépendance collective aux écrans n’est pas le fruit du hasard. Les géants du web sont entrés dans une nouvelle ère : celle du capitalisme attentionnel. Depuis plus d’une décennie, notre attention est le nouvel or noir des industries numériques. C’est pour organiser l’extraction des données que notre attention est en permanence sollicitée par ces entreprises. Ces sociétés n’ont rien de philanthropique ; elles n’agissent que dans leur propre intérêt. « Notre attention est devenue une marchandise comme une autre. Puissamment aidé en cela par la nature même de la technologie, le marché a transmué sa valeur en la rendant objectivable et modélisable, au détriment de toutes ses autres dimensions qui fondent pourtant une part de notre humanité : attention politique, écologique, sociale, spirituelle ou méditative. La technologie représente à ce titre le dernier levier majeur d’extension de la sphère marchande, faisant de notre attention un nouveau territoire pour perpétuer la dynamique du capital. »
Capter notre attention c’est accéder au nerf de la guerre : nos données. Celles-ci sont jour après jour collectées, traitées puis revendues à des sociétés : les Datas Brokers. Dans le même temps, nos émotions, nos réactions et nos comportements en ligne font l’objet d’un traitement méticuleux destiné à améliorer des modèles prédictifs et à orienter nos choix et nos décisions futures. « Les émotions engagent, autrement dit, elles rapportent de l’argent ». Nos émotions sont donc exploitées, nous sommes manipulé
es et poussé es à réagir ou à surréagir, car c’est cela que recherchent les géants de la Big Tech. « L’objectif est toujours le même : accumuler suffisamment de données pour garantir le ciblage publicitaire et convertir le temps d’attention des utilisateurs en revenus facturables à des annonceurs. […] Rappelées aux dogmes du capital, les locomotives de la Big Tech ont ainsi réorienté leurs outils vers la capture de notre attention, préalable à l’extraction des données, faisant d’elle le dernier bastion de la croissance mondiale. […] Concrètement, cela signifie que les meilleurs ingénieurs, développeurs, analystes et statisticiens de la planète travaillent à longueur de temps sur la manière d’influencer les actes des milliards d’utilisateurs de leurs technologies. »Ces masses de données sont stockées dans de gigantesques fermes : des data center – à l’impact environnemental colossal tant en termes de consommation électrique que de consommation d’eau indispensable au refroidissement des serveurs. Par exemple, aux Pays-Bas, le data center de Microsoft a consommé, en 2021, 84 millions de litres d’eau dans un contexte de sécheresse importante.
En France, en 2018, les travaux du Shift Project – un think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone – ont établi que la part mondiale des émissions de gaz à effet de serre de l’industrie numérique s’élevait à 3,7 %. Cette proportion a déjà dépassé celle du trafic aérien (située autour de 3 %). Cette part est appelée à croître de façon exponentielle dans les années qui viennent et devrait atteindre 8 % par an, en raison du développement de la 5G, de la fabrication de nouveaux objets connectés et leur dissémination massive auprès du grand public.
Les auteurs citent Philippe Bihouix qui explique : « J’achète un téléphone portable en France, et ce faisant j’ai exploité des mineurs du Congo, détruits des forêts primaires de Papouasie, enrichi des oligarques russes, pollué des nappes phréatiques chinoises, puis douze à dix-huit mois plus tard, j’irai déverser mes déchets électroniques au Ghana ou ailleurs ».
Les grandes entreprises du numérique contrôlent notre attention et fabriquent notre assuétude. Le rapport de force est plus qu’inégal. Pouvons-nous gagner cette guerre ou allons-nous continuer à détourner le regard, à baisser la tête, à accepter les distractions que ces sociétés façonnent pour nous engourdir et nous conditionner ? Comment pouvons-nous réellement exercer notre libre-arbitre, dès lors que nos décisions, nos habitudes et nos émotions sont manipulées par des expertGAFAM Gafam Acronyme reprenant les initiales des multinationales géantes du web (Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft). Le terme évoque par extension les problèmes politiques que posent ces compagnies : monopoles économiques, grandes fortunes des dirigeant e s et précarité des conditions de travail des employé e s les moins qualifié e s, omniprésence de leurs outils, rétention et exploitation des données personnelles, surveillance, capacité d’influence des décisions politiques et domination complète de la société numérique des câbles physiques aux contenus, des programmes aux appareils.≈, et consorts de maximiser leurs profits ?
es en captologie (computers as persuasive technology ; une pseudo-science née à l’université de Stanford où elle est enseignée depuis plus de 40 ans) dont les objectifs sont de permettre auxIl n’y a qu’à observer notre addiction généralisée au smartphone. Tenu en permanence à portée de mains, posé négligemment sur la table près de nous, glissé dans la poche arrière du pantalon, arrimé autour du cou telle une laisse, nous le consultons de multiples fois par jour principalement pour communiquer et se divertir. Et si, par mégarde, il arrive que nous le perdions ou que la batterie soit plate, certain
es d’entre nous vont jusqu’à ressentir physiquement le syndrome de cette brève abstinence : le FOMO (Fear Of Missing Out, la peur de manquer quelque chose d’intéressant dans l’univers digital).Constamment, ce mini-ordinateur connecté nous géolocalise, nous alerte, nous sonne, nous siffle, nous somme de répondre à toutes ses sollicitations. À chaque consultation, sans en être conscient
Ainsi, nous retrouvons-nous à la fois victimes et coupables de notre propre assujettissement ; agent es de notre aliénation. Nous perdons notre attention, que nous voyons inéluctablement se fragmenter, sur-stimulée, constamment attirée par le scintillement de l’écran et les bips des notifications.
Les auteurs citent également Harmut Rosa : « Considérons comme totalitaire un pouvoir lorsque a) il exerce une pression sur les volontés et les actions des sujets ; b) on ne peut lui échapper, c’est-à-dire qu’il affecte tous les sujets ; c) il est omniprésent, c’est-à-dire que son influence ne se limite pas à l’un ou l’autre des domaines de la vie sociale, mais qu’elle s’étend à tous ses aspects ; et d) il est difficile ou presque impossible de le critiquer et de le combattre. »
L’espoir réside donc dans une prise de conscience individuelle et collective de l’inestimable valeur de notre attention et dans l’instauration de politiques publiques garantissant sa protection. Historiquement, la notion de « droits attentionnels » a été définie en 2009 par Tom Hayes dans sa Déclaration des Droits de l’attention, puis en 2014 par Yves Citton, notamment dans son ouvrage Pour une écologie de l’attention. En France, la reconnaissance de ces nouveaux droits est portée par la juriste Célia Zolinsky et son équipe de la Sorbonne, en France. Ainsi « un combat est en cours, […] il n’est pas joué d’avance. D’où l’importance d’élaborer un discours écologique conséquent, en rupture avec les mythes technologiques favorisant le déni, et propre à offrir un débouché à ces prises de conscience, aux forces de l’attention. »
La lutte pour la reconquête de notre attention a commencé et les moyens d’actions existent pour enrayer la numérisation de nos vies et de nos inconscients. Ils s’équilibrent entre des mesures politiques de protection et une impérative régulation des services des multinationales du numérique.
Y. Marry et F. Souillot nous invitent, à travers ce livre-plaidoyer, à résister à la montée de l’insignifiance en adoptant une démarche de sobriété numérique, et en encourageant la déconnexion, qu’ils considèrent comme un pilier de la transition écologique.
Avec eux, ayons donc le courage politique de quitter nos écrans, confrontons-nous à la beauté noire et à la rudesse de ce monde, rejoignons-nous pour retisser du lien, construire du commun et avancer ensemble. Nous avons mieux à faire que d’engraisser des plateformes numériques en leur abandonnant la profondeur de nos âmes. Ne leur laissons pas tirer les ficelles et détourner notre attention des choses essentielles, nous rendre insensibles et absent
es aux autres et à nous-mêmes.« L’attention, dans toute sa pluralité, est bien au cœur des enjeux écologiques contemporains. Captée, elle accentue l’aliénation de l’homme moderne en le déconnectant de lui-même, des autres et du monde. Détournée, elle peut être manipulée par ceux qui en ont le contrôle à des fins mercantiles ou politiques. Reconquise, elle peut contribuer à l’avènement d’un nouvel être au monde, à la possibilité d’une "résonance" et d’un rapport sensible au vivant, et à l’émergence d’une résistance pour enrayer le rythme infernal de la "mégamachine" ».