Peu importe que « le masculin l’emporte sur le féminin » fût (ou soit) une intention masculiniste, un « simple » moyen mnémotechnique pour se rappeler comment accorder des groupes mixtes ou une manière malheureuse de signifier comment fonctionne le genre grammatical en français. Peu importe que ce soit vrai, un petit peu vrai, un peu faux ou complètement faux. Ce qui est sûr, c’est que dans la réalité, le masculin l’a trop longtemps emporté, et l’emporte encore, sur les autres genres. À tel point qu’on peut montrer aujourd’hui que le masculin utilisé comme neutre n’est en fait pas perçu comme neutre, et même que le neutre lui-même ne l’est pas.
Après les études montrant des biais en faveur des représentations masculines lorsque le masculin classique était utilisé (c’est-à-dire que les lecteurices testées imaginent plus souvent des hommes dans les situations représentées, d’une manière qui ne reflète pas toujours la distribution réelle des rôles dans la société), d’autres études, comme celle d’Elsa Spinelli, Léo Varnet et Jean-Pierre Chevrot, Neutral is not fair enough (1), montrent un biais similaire avec des formulations neutres (ne marquant ni un genre ni l’autre).
Le neutre, même grammaticalement neutre, n’est donc pas neutre dans les représentations qu’il suscite. Les formes qui s’en tirent le mieux en matière de représentativité (tout en restant imparfaites) sont celles qui affichent les deux genres.
En effet, même hors langue, le masculin est tellement générique que c’est la représentation que tous, toutes et toustes se font par défaut. Que l’on dise « les enseignants donnent cours » (masculin générique), ou « le corps enseignant donne cours » (formule neutre), le
a lecteur ices dessineront dans leurs têtes plus souvent un homme qu’une femme. Toute personne sera probablement un homme (ce qui n’est pourtant vrai que dans 50 % des cas dans un monde 100 % binaire).La formule mixte ou double — inclusive —, par exemple « les enseignantes et enseignants donnent cours » oblige à tenir compte des deux genres et à les inclure dans nos représentations. De là, « les enseignantsꞏes » en est une forme abrégée avec le point médian, et, allant plus loin dans la démarche de ne pas les séparer : « les enseignant
es », avec des glyphes (l’image des caractères imprimés) inclusives, proposé par la collective Bye Bye Binary, décliné e s pour Curseurs par Marie Godefroy (2).De Gaulle avait au moins compris ça, s’il voulait que tous
tes les Français es l’écoutent, il devait s’adresser à eux et elles toutes : « Françaises, Français » (Desproges faisait pareil avec les Belges et les Belges, tout en étant plus intéressant). Si nous voulons interpeller chacun et chacune, apostrophons dans nos textes chacun e. Afficher les deux genres, c’est proposer à la lecture d’ouvrir le champ des représentations possibles, le masculin et le féminin étant deux extrémités d’un spectre dans lequel se jouent moult identités.Les plombiers, astronautes, sénateurs, dactylos, professeurs, secrétaires, auteurs, médecins, ouvriers, linguistes ou grammairiens sont des personnes plombières, astronautes, sénatrices, dactylos, professeures, secrétaires, auteures, médecins, ouvrières, linguistes ou grammairiennes qui exercent le métier de plombier
e, astronautes, sénateur ice, dactylos, professeur es, secrétaires, auteur es, médecins, ouvrier es, linguistes ou grammairien nes. Si l’on y voit une concession à la lisibilité, gageons plutôt que ces microsecondes sont gagnées par l’enrichissement de nos représentations mentales, à des projections qui peuvent organiser des vies, rêves ou aspirations entières.Ce n’est pas la faute de la langue, si, même en la triturant pour tester des phrases neutres, elle n’arrive pas à susciter des représentations compatibles avec les fermes intentions d’égalité des chances de notre époque. Les représentations inégales sont le reflet d’une société longtemps injuste et encore aujourd’hui inéquitable. Agir sur la langue ne va pas transformer la société, mais si cela peut aider tout
es les participant e s que nous sommes à nous la représenter plus inclusive, peut-être la vivrons-nous avec plus d’égalité.Que la langue prête sa forme à des enjeux changeants de la société n’est pas nouveau. Il y a trente ans déjà/seulement que la Belgique francophone adoptait un décret recommandant la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres. Il y avait alors, en 1993 déjà/seulement, trois objectifs : donner une meilleure visibilité des femmes dans le monde du travail, particulièrement aux fonctions d’autorité, de responsabilité et de prestige, encourager l’accès à ces fonctions, et intégrer dans les pratiques des « formes linguistiques plus respectueuses de l’identité féminine » (Brochure Mettre au féminin, 3e édition, 2014, FWB, page 5). Et il y avait là déjà bien longtemps que l’étudiante n’était plus l’amante d’un étudiant ou la pharmacienne l’épouse du pharmacien, contrairement au français d’une autre époque – et n’est-ce pas là une très bonne chose ?
Curseurs a fait le choix d’une écriture inclusive marquant la double flexion de genre, avec des termes épicènes (des mots dont la graphie est indifférente aux genres), des doublets et puis, au besoin, le point médian, les glyphes inclusifs ou, lorsque la lisibilité le permet, de discrets néologismes (comme « lecteurices », au lieu de « lecteurꞏices ou « lecteursr
ices »). Cela ne détruit pas le français, auquel nous portons autrement ici la meilleure attention possible, mais peut-être aidera à veiller sur son enrichissement et, en tout cas, fait vivre un débat important.