Numéro 4

No Congo, No Future

Entretien avec David Kithoko

David Maenda Kihtoko est cofondateur et président de l’association Génération Lumière. 
Né en 1995 à la frontière entre le Burundi et le Congo, il est aujourd’hui réfugié en France. 
Créée en 2017, l’association agit à la fois en France et en République démocratique du Congo (RDC). 
Elle milite pour une réduction de la consommation des minerais, la fin des accords commerciaux 
néo-coloniaux et la justice environnementale.

Après plus d’un siècle d’exploitation, l’appétit des puissances industrielles 
pour les ressources minières de la République démocratique du Congo reste insatiable. Alors que les conflits armés meurtrissent l’est du pays depuis trois décennies, cette activité continue de dévorer la terre et les corps pour fournir la matière première indispensable 
aux entreprises du secteur de l’électronique.

Comment abordez-vous 
les questions du numérique et de l’écologie 
en RDC et en France  ?

David Maenda Kithoko : Depuis la création de Génération Lumière, nous avons toujours été dans le palpable au Congo. Il était par exemple absurde que l’on vienne sensibiliser les gens sur «  n’achetez pas d’iPhone  ». Il n’y a pas eu de lancement de l’iPhone 16 là-bas.

Il fallait travailler depuis le terrain. On s’était implanté à Uvira une petite ville qui se trouve au bord du lac Tanganyika. Elle subit souvent les éboulements de terre, les assauts, les guerres : une vraie concentration des effets du dérèglement climatique et de la guerre pour l’accès aux ressources. Nous avons alors décidé, de manière peut-être naïve, de sensibiliser la population à la plantation d’arbres, et nous en avons planté 25 000. Nous avons aussi réuni des tonneaux vides pour en faire des poubelles. Il faut sensibiliser les autorités locales sans être dans une confrontation directe puisqu’on connaît le risque de se faire emprisonner, d’être tué ou de se retrouver en exil. C’est pour ça que nous sommes dans une confrontation indirecte, on appelle ça «  inspirer les politiques publiques  ».

En France, on est toujours sur cette critique de l’accès aux ressources, ce que ça produit dans notre société au Congo et ce que ça peut aussi vouloir dire ici en Europe. Génération Lumière n’est pas une association uniquement congolaise au niveau de sa composition.

On entend souvent que la question écologique serait quelque chose de blanc, de «  bobos  », donc a priori des gens qui seraient plus ou moins riches. Et donc, cette question ne regarderait pas les pauvres, ou les noirs, ou les autres personnes racisées. Donc moi, en vous parlant de cette ville qui subit des inondations, je constate d’abord qu’il n’y a que des corps noirs. Les corps blancs qu’on voit là-bas, ce sont souvent des humanitaires, qui sont d’ailleurs assimilés aux riches. Si la question écologiste était juste une question de blanc et de bobos, que dire des éboulements de terre qui nous tombent dessus  ?

Mais ce discours sur l’écologie comme un problème de riches, je le comprends aussi, car il y a eu un accaparement du sujet. Des gens ont imaginé une écologie uniquement par l’angle du carbone. C’est une écologie de spécialistes, de sachantes, et non plus une écologie des gens qui vivent les choses. Ma grand-mère fera l’effort de t’écouter si tu parles du CO2, mais elle ne comprendra rien à ton affaire. Mais parle-lui des éboulements de terre, parle-lui de la disparition d’un certain nombre de poissons qu’elle a toujours vu dans le lac Tanganyika, là, elle saura ce que c’est, l’écologie.

Pour ce qui est de votre activité en Europe, en plus des formations et conférences, Génération Lumière a cet été à la fois publié un plaidoyer et organisé une marche de Besançon à Strasbourg. Si l’association est très active en Europe, quelle est sa situation actuelle en RDC  ?

DMK : Aujourd’hui, à cause du Covid et de la guerre, des membres ont commencé à se démotiver. D’autres, voyant que l’action «  poubelles  » n’amenait pas le changement espéré, sont allées travailler et militer dans les mines, parce que c’est notre questionnement de base. Roger, le cofondateur de l’association, mon meilleur ami d’enfance, est sorti de la mine d’or, malade, malade du corps, et très troublé. Il m’a dit : «  Comment cela se fait-il  ? Toutes ces ressources extraites valent très très cher, et je vois des écoles où il n’y a même pas de toit, où les enfants s’assoient sur des cailloux.  » Roger te parle des rivières qui ont séché, de la terre qui est devenue jaunâtre.

Donc, aujourd’hui, sur cette constatation de la destruction du vivant, nous sommes en train de réorienter toute notre action au Congo. L’idée est d’arriver à cartographier ces violences. On souhaite développer un site pour rendre visible tout ça.

On espère de cette manière pouvoir protéger nos identités et être efficaces, au sens politique de la chose, à dénoncer et être visible. C’est-à-dire que, là, on a un réseau de mineurs, un réseau de géologues qui vont nous indiquer où se trouvent les minerais, où se trouvent les bandes armées, qui est mort, et aussi mettre des noms sur nos victimes. On n’a pas de mausolée pour ces 6 millions de morts. On en parle, on n’a pas de lieu de commémoration. Et comme on veut inspirer, on va créer cet endroit où, à chaque fois, on indiquera : à tel endroit, dans tel quartier de Kolwezi par exemple, «  il y a des minerais et on vient d’y tuer cent personnes  ».

Pour l’instant ce projet est au niveau embryonnaire, parce que l’intensité de la guerre est montée. Notre association, nos membres locaux, ont subi énormément de problèmes et du coup, ce n’est pas en stand-by, mais ce qui reste aujourd’hui, c’est de l’ordre du relationnel humain.

Nous sommes, dans les pays du 
Nord global Nord global
Sud global
Ces expressions désignent non pas des zones géographiques mais des rapports socio-économiques évolutifs souvent issus des anciens rapports coloniaux et post-coloniaux. Le Nord global regroupe les pays les plus dominants économiquement, les anciens « pays riches », pays du Nord ou pays occidentaux. Quand au Sud global, l’expression désigne des pays qui sont en situation de dépendance vis-à-vis des pays du Nord global, notamment en matière d’exportations de matières premières, de ressources non vivrières (café, cacao) et regroupe, avec des variations en fonction 
des produits d’export ou du degré 
de dépendance, les anciens pays 
du Tiers-Monde, pays du Sud 
ou «  pays pauvres  ». 
Voir :
, les principaux bénéficiaires 
de cette exploitation. Tous les appareils électroniques qui nous entourent contiennent 
des «  minerais de sang  ». Comment concrètement agir  ? À quoi doit-on renoncer  ?

DMK : Très concrètement, on peut renoncer à des accords coloniaux qu’on a passé et qu’on continue à passer aujourd’hui. Mais encore une fois, je distingue l’individu et l’État. Et donc quand je parle du renoncement, je veux qu’on me parle d’État, qu’on me parle de politique publique. Si on me parle des individus, sincèrement, ça me gêne un peu, parce que je n’arrive pas à saisir cette notion dans un cadre individuel.

On voit au sein des luttes écologiques que les actions jugées illégales sont parfois nécessaires pour construire un rapport de force. Si en RDC une telle frontalité n’est pas permise sans mettre sa vie en danger, quel regard portez-vous sur ce type d’actions en France  ?

DMK : Quand on a marché cet été, nous avons bien écrit dans notre charte pour la marche que toutes nos actions devaient être légales parce que nous ne voulions pas exposer des gens qui avaient des statuts administratifs vulnérables. Donc, même si on reconnaît l’efficacité de l’action directe, on est cependant obligée de prendre en compte la situation des gens. Quand tu vas dans un centre d’hébergement d’urgence en France, on t’assigne au rôle de «  récepteur d’aide  », on te donne à manger, mais tu n’es plus considérée comme une être politique. Et donc, les gens qui vont faire un effort de venir marcher, qui font cet acte politique, on les mettrait en danger.

Est-ce que se dessinent des alliances entre des mouvements qui luttent pour les droits humains ou des droits numériques  ?

DMK : Dans un collectif qui s’appelle Team Congo, on a fait en France une campagne de boycott contre l’iPhone 16. Ce n’est pas que nous privilégions ces outils-là, mais nous en avons malheureusement besoin pour toucher les autres et nos gens, qui sont souvent moins informées sur les aspects qui nous intéressent dans le milieu du numérique responsable. On a identifié un objet qui serait l’incarnation qui matérialiserait ce que l’on veut dénoncer, tout ça concentré dans un petit truc comme un téléphone portable.

Je crois qu’il faut faire place aux récits. Ce n’est pas technique, mais le récit est important, et ce récit-là ne vient que des gens qui l’ont vécu. Nous sommes en lien avec par exemple des mouvements pro-palestiniens. Ce n’est pas d’abord une alliance technique qui s’est faite, mais une alliance d’idées, d’affinités au niveau de la cause [ndlr : ces mouvements ont pour cause commune la lutte contre les violences issues d’un rapport colonial].

Pourquoi avoir choisi le smartphone pour symboliser ces rapports d’exploitation  ?

DMK : Pourquoi parler du smartphone  ? Parce que, aujourd’hui, presque tout le monde en possède. On a des politiques publiques qui y obligent, ça devient très compliqué de s’en passer aujourd’hui [1]. Je pourrais aussi parler de la voiture qui est structurellement imposée, évidemment qu’on interroge ce mode de déplacement. Les véhicules électriques sont aussi très friands en minerais, mais tout le monde n’en a pas.

En France, par exemple, c’est 39,3 millions de véhicules en circulation, en Europe, 236 millions. 10 % de ces 236 millions de voitures sont amenées à être changées d’ici 2035 par des modèles électriques. Et donc, je me pose la question du cobalt, des ressources pour les batteries. On est en train d’ouvrir des mines un peu partout en Europe, mais même si on en ouvrait plus ça ne répondrait qu’à une petite partie des besoins. C’est-à-dire qu’il faudra continuer à faire venir le reste d’ailleurs. Et il se trouve que, le Congo, c’est 50 % des réserves mondiales du cobalt, 63 % de sa production. C’est aussi le deuxième producteur du cuivre, nécessaire pour les batteries.

Malcolm Ferdinand [2] parle de la consommation des corps à l’époque de l’esclavage. Et aujourd’hui, on peut distinguer très précisément les corps qui sont consommés au Congo. On a des gosses, au moins 40 000 enfants qui bossent dans des mines, à Kolwesi. C’est-à-dire que, si on arrive à produire des chiffres au niveau de tout le pays, ce serait… j’allais dire effroyable, mais ça, ça l’est déjà. Par ailleurs, je suis allé à l’OCDE où on nous dit qu’il faut féminiser les métiers dans les mines. Et donc on nous justifie le féminisme à travers l’exploitation des corps des femmes qui sont déjà violées pour accéder aux ressources. Mais cette fois-ci, on va rendre ça plus sexy, on va les mettre dans les mines.

La campagne «  No Congo, No phone  » incriminait Apple pour l’utilisation de minerais issus du travail d’enfants dans ses appareils. Certaines entreprises comme Fairphone mettent en avant la traçabilité des matériaux utilisés 
dans leurs smartphones et le recours à des mines artisanales avec des conditions d’exploitation «  justes  », mais on touche peut-être là à une 
des limites d’un numérique «  responsable  » qui finalement ne peut se passer de l’extractivisme.

DMK : J’ai un débat avec Fairphone. Leur démarche de vouloir faire bien les choses, notamment la réparabilité, et toute la démarche pour payer mieux les gens qui travaillent, c’est très bien, je ne critique pas. Mais j’ai un débat sur le narratif. Parce que quand on parle d’artisanal, c’est quoi exactement  ? Il faut faire attention avec ce mot. On est tous d’accord ici que, quand on l’évoque, il est positif. Une artisane, c’est quelqu’une qui va prendre son temps pour façonner son outil, qui ne va pas produire à la chaîne, etc. Au moins 20 % des ressources minières qui quittent le Congo sont produites de manière dite «  artisanale  ». Mais il y a énormément de violences qu’on minore par «  l’artisanat  ».

Donc, oui, la démarche de Fairphone est bonne, mais elle doit aller encore plus loin, comme je questionne le narratif virtuel du numérique. C’est-à-dire qu’il faut interroger pourquoi on n’arrive pas à ramener cette histoire à une matérialité, à quelque chose de concret et palpable, et pourquoi on nous ramène à l’intelligence artificielle, les nuage Cloud On parle de « cloud » ou de « nuage » (en français), pour désigner une infrastructure logicielle ou de stockage hébergée ailleurs sur l’internet. Loin de l’imaginaire immatériel que le terme – et souvent les visuels utilisés – illustrent, ces services nécessitent des machines performantes et polluantes, hébergées dans des datacenters. On entend parfois que le cloud est « l’ordinateur de quelqu’un d’autre », cette expression souligne que les données qui y sont enregistrées se trouvent sur une machine appartenant à une autre personne, association ou entreprise. s, le cloud Cloud On parle de « cloud » ou de « nuage » (en français), pour désigner une infrastructure logicielle ou de stockage hébergée ailleurs sur l’internet. Loin de l’imaginaire immatériel que le terme – et souvent les visuels utilisés – illustrent, ces services nécessitent des machines performantes et polluantes, hébergées dans des datacenters. On entend parfois que le cloud est « l’ordinateur de quelqu’un d’autre », cette expression souligne que les données qui y sont enregistrées se trouvent sur une machine appartenant à une autre personne, association ou entreprise. , etc.

On comprend le numérique par un certain nombre de termes qu’on va utiliser à travers des mots qui sont très, très bien choisis, qui cachent et masquent la réalité des violences et du vécu des gens qui produisent, qui font en sorte que les infrastructures qui soutiennent cette histoire existent.

[1La possession d’un smartphone est aujourd’hui nécessaire pour accéder à certains services, par exemple pour gérer un compte bancaire.

[2Malcolm Ferdinand est l’auteur du livre 
Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis 
le monde caribéen paru au Seuil en 2019.

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